Comme les amours-Javier Marías
Luisa et Miguel forment un couple parfait. La narratrice, María, les observe tous les matins prendre leur petit déjeuner dans la cafétéria où elle va, elle aussi, prendre un café avant d’aller travailler.
Je l’avais vu de nombreux matins où je l’avais entendu rire et parler, presque chaque fois au cours de ces quelques années, de bonne heure, mais pas tant, car j’arrivais au travail avec un léger retard pour avoir l’occasion de me trouver un instant avec ce couple, pas avec l’homme seul –que l’on ne se méprenne pas– mais avec eux deux, c’étaient eux deux qui me faisaient du bien et me réjouissaient, avant d’entamer la journée.
Oui, mais voilà. Dès le premier chapitre, on apprend que Miguel vient d’être assassiné: il meurt bêtement, un coup après l’autre, encore et encore, sans lui laisser une chance, avec la volonté de le rayer du monde et de l’expulser sans délai de la surface de la terre, là-bas et à ce moment-là.
María les a beaucoup observés. Ils semblent s’entendre parfaitement, et prolonger de quelques minutes leur tête-à-tête avant que lui ne s’éloigne pour son travail. Elle, s’attarde parfois encore un peu après son départ. Un matin, ils ne viennent plus. María, en voyage, ne sait pas le drame qui s’est joué non loin de la cafétéria en son absence. C’est une collègue qui évoque l’accident devant María, qui travaille dans une maison d’édition (portrait très drôle d’écrivains à l’égo démesuré). Le soir, sur Internet, elle découvre l’horreur de la situation: un matin, Miguel Devern a voulu garer sa voiture, lorsqu’un indigent faisant office de voiturier s’est mis à divaguer et injurier le malheureux mari, qui n’était pour rien dans les accusations portées contre lui.
Mais le voiturier s’est emporté et s’est jeté sur lui par-derrière, le poignardant d’une dizaine de coups de couteau mortels.
Commence alors une fausse enquête policière, au cours de laquelle María, témoin indirect du couple, qui la surnommait la Jeune Prudente, va rencontrer, dans la même cafétéria où elle venait avec son mari, cette femme devenue veuve. Une Luisa qui ne se remet pas de ce coup du sort. Fascinée par la tragédie, María va pénétrer le giron de cette famille, et y rencontrer Javier Díaz-Varela, l’ami intime du couple. Javier, devenu le confident de Luisa, l’ami indispensable qui console, et dont María va s’éprendre jusqu’à ce qu’une mystérieuse conversation surprise chez lui fasse basculer radicalement la situation.
Avec beaucoup d’habileté Javier Marias nous parle d’amour et de trahison. Il place son récit sous l’égide de plusieurs grands textes: Le Colonel Chabert de Balzac, l’histoire de ce soldat que tout le monde croyait mort et qui revient, bien vivant, retrouver son épouse remariée; celle de Shakespeare, Macbeth, avec la fameuse tirade du hereafter: He should have died hereafter ou il aurait dû mourir plus tard, comme le dit mystérieusement le meurtrier, ou encore Dumas et ses Trois Mousquetaires.
Javier Marías n’a pas son pareil pour sonder l’âme humaine, notamment dans ses lâchetés et ses mensonges. Ce n’est pas qu’une fausse enquête policière, à la recherche de la vérité, mais aussi un roman superbement mené parce que épousant totalement les pensées les plus intimes de la narratrice, nous guidant pas à pas dans son cheminement. On ne saura jamais définitivement ce qui a provoqué la mort de Miguel Devern, et tant mieux, le lecteur est libre de se faire sa propre opinion. Mais l’essentiel se situe ailleurs.
Peut-on aimer quelqu’un qui a commis un acte répréhensible? L’amour excuse-t-il la trahison? Où partent les amours une fois que l’être cher a disparu?
Si j’ai mis un peu de temps à entrer dans l’histoire, la seconde partie a tout rattrapé et ce roman est désormais mon coup de cœur de la rentrée littéraire en matière d’auteur étranger.
Intelligent, pertinent, avec beaucoup de style, Javier Marías nous livre en effet un splendide récit d’amour et de trahison, qui s’enracine dans la tradition de la littérature européenne.
Le nom de Miguel Desvern ne disparaît pas tout à fait, même si je ne l’ai jamais connu et que je l’ai vu de loin, tous les matins avec plaisir, alors qu’il prenait son petit déjeuner avec sa femme. Comme ne s’en vont pas non plus tout à fait les noms fictifs du Colonel Chabert et de Mme Ferraud, du Comte de la Fère et de Milady de Winter ou dans sa jeunesse Anne de Breuil, à qui on lia les mains derrière le dos et que l’on pendit à un arbre, afin que mystérieusement elle ne meure pas et revienne, belle comme les amours.
ALICE- ANGE
Bíblío blog, 6 decembre 2013
L’amour et la mort au cœur d’une histoire orchestrée avec maestria par l’écrivain espagnol Javier Marías. Où il sonde les méandres de l’âme humaine en tenant son lecteur en haleine avec un suspense étonnant.
Nous ne pouvons prétendre être les premiers, ou les préférés, nous sommes tout simplement ce qui est disponible, les laissés-pour-compte, les survivants, ce qui désormais reste, les soldes, et c’est sur des bases si peu nobles que s’érigent les amours les plus grandes et que se fondent les meilleures familles, nous provenons tous de là, de ce produit du hasard et du conformisme, des rejets, des timidités et des échecs d’autrui […].» Tout est là du regard sur nos vies de Javier Marías qui, d’une écriture raffinée, généreuse, enveloppante, livre avec «Comme les amours» une magistrale fable morale sur l’amour et la mort, entités siamoises. Ce, en mêlant suspense et réflexion, à travers les pensées, les intuitions, les interrogations d’une narratrice hors pair.
Avant de se rendre à son travail dans une maison d’édition, María aime prendre son petit-déjeuner dans un établissement modeste du quartier. Elle y observe quotidiennement deux êtres qu’elle admire pour leur complicité rayonnante et l’optimisme qu’ils lui procurent. A son retour de congé, le «couple parfait» a disparu. Elle apprend que le mari, Miguel Desvern, a été sauvagement assassiné par un indigent déséquilibré. Un jour, María ose aborder Luisa, la veuve de ce riche héritier d’une compagnie de production cinématographique. Le temps d’une soirée, elle deviendra son oreille attentive et compatissante. C’est alors qu’elle rencontre Javier Díaz-Varela, le meilleur ami de Miguel, dont l’attitude et la présence auprès de Luisa se révèlent des plus ambiguës. Très vite, Javier et María (personnages créés par Javier Marías…) deviennent amants. Malgré elle, María en vient à s’interroger sur l’histoire du couple et les circonstances de la disparition de Miguel. Alors que Javier la cantonne au rôle de partenaire de distraction, elle ne peut toujours réfréner ses espoirs de devenir bien plus.
Selon Javier Marías («Un cœur si blanc», «Demain dans la bataille pense à moi»), si le roman peut être rapidement oublié, sa force est d’inoculer possibilités et idées permettant au lecteur de mieux appréhender le réel. Ainsi convoque-t-il Shakespeare, le Balzac du «Colonel Chabert», le Dumas des «Trois Mousquetaires» pour tisser une toile d’une rare intelligence autour du temps qui superpose en nous «ses fines couches indiscernables» , de la vérité qui est «toujours un embrouillement» , du hasard qui orchestre nos vies, des choix qu’on croit poser en toute liberté, de la place que les morts occupent auprès des vivants, de l’engouement amoureux, seul à même de pouvoir faire barrage à l’indifférence et l’ennui. Brillant de bout en bout.
GENEVIÈVE SIMON
La Libre Belgique, 21 octobre 2013