Javier Marías, maître de l’ambiguïté
Le titre français de ce dernier roman de Javier Marías, l’un des écrivains espagnols les plus subtils mais aussi l’un des plus énigmatiques de sa génération, n’évoque sans doute pas grand-chose et n’a même qu’un rapport assez superficiel avec la substance véritable du récit. Mais on pourrait en dire de même du titre original, los Enamoramientos, que l’on traduirait plus prosaïquement par “les Engouements amoureux”.
C’est que, comme l’explique l’auteur par la voix d’un de ses deux personnages centraux en prenant l’exemple balzacien du colonel Chabert, l’important dans un roman n’est pas tant l’histoire qu’il raconte et dont on oublie souvent les péripéties et même la fin une fois qu’on l’a terminé, mais ce qu’il inocule dans notre imaginaire de possibilités et de suggestions prêtes à battre librement la campagne. Sur ce thème où ne manquent pas non plus les références shakespeariennes chères à l’auteur d’Un Coeur si blanc ou de Demain dans la bataille, pense à moi, Javier Marías développe une intrigue criminelle où tout se joue dans l’imagination insatisfaite, à la fois distante et sentimentalement engagée, d’une jeune éditrice en quête d’une vérité ambivalente et jamais parfaitement atteinte.
María Dolz, en prenant chaque matin son petit déjeuner dans une cafétéria madrilène proche de son lieu de travail, a été fascinée par l’image de parfait bonheur qu’offrait un couple inconnu, élégant et rieur, partageant les mêmes habitudes aux mêmes heures matinales après avoir conduit les enfants à l’école. Or, apprenant au retour de vacances que le mari a été assassiné dans des circonstances aussi tragiques qu’imprévisibles, elle cherche à en savoir davantage, noue une amitié compassionnelle avec Luisa, la veuve inconsolable de ce “couple parfait”, et, de fil en aiguille, devient la maîtresse du meilleur ami du défunt. Celui-ci ne lui cache en rien sa dévotion pour la femme de son ami qu’il ambitionne un jour d’épouser quand son chagrin sera atténué.
Au gré de circonstances fortuites mais assez bien fondées, surgit néanmoins dans l’esprit de María, la narratrice, le soupçon que son amant a commandité l’assassinat de son ami pour satisfaire ses projets amoureux. Et le lecteur, avec elle, à travers elle dont les hypothèses occupent la plus grande place du récit, serait tout prêt de conclure à une infâme trahison — thème récurrent cher à Marías — si une autre explication ne venait in fine rebattre les cartes d’un jeu où « l’embrouillement des vérités et des mensonges » ne débouchera sur aucune certitude moralement apaisante, l’ambiguïté existentielle demeurant aux yeux de nos auteurs contemporains une échappatoire presque obligée.
Javier Marías n’échappe pas à cette facilité mais son propos est évidemment moins d’élucider une énigme dramatique que de pénétrer le coeur et les raisons de son témoin privilégié, ce qu’il réussit avec une virtuosité stylistique quasi proustienne. Il en résulte une sorte d’envoûtement dont on ne se déprend pas au fil des pages, malgré d’excessifs étirements dont Balzac, si souvent cité, se montrait beaucoup plus économe en utilisant le même pouvoir suggestif dans la triste et courte histoire du colonel Chabert.
PHILLIPPE NOURRY
Valeurs actuelles, 5 novembre 2013
Par accoutumance, Maria prend chaque jour son petit-déjeuner dans un café, tout proche de la maison d’édition où elle travaille. Ce moment-là, la jeune madrilène ne le manquerait pour rien au monde. Elle y puise un souffle qui l’accompagnera tout au long de sa journée. La réservée et mesurée Maria passe ce temps à observer ou plutôt contempler un homme et une femme qui s’installent non loin d’elle, quotidiennement. Ce couple parfait, comme elle le nomme, la fascine. Leur amour est tellement palpable qu’il irradie jusqu’à elle. Ainsi, chaque matin, Maria prend une bouffée de ce bonheur, par procuration.
Mais voilà que le rituel se brise. Les chaises où le couple avait l’habitude de s’asseoir restent désespérément vides. De longues semaines sans leur présence. Puis, Maria apprend enfin l’origine de cette absence : l’homme, Miguel, s’est fait poignarder le jour de ses cinquante ans par un déséquilibré.
Sa veuve, Louisa, réapparaît enfin. Maria ose l’aborder. Les deux femmes vont alors au domicile de Louisa et s’entretiennent longuement. Durant leur discussion, un homme, Diaz-Varela, le meilleur ami de Miguel qui veille désormais sur Louisa fait irruption. Maria tombe amoureuse de lui. S’en suivra une liaison dont elle n’a rien à attendre, ce dernier aimant passionnément Louisa.
La prose de Javier Marias est remarquable et son intrigue à mi-chemin entre le roman policier et le roman psychologique est subtilement élaborée. De réflexions en analyses, d’hypothèses en faits, de digressions en révélations, il promène le lecteur au fil des pages sur d’innombrables chemins. Le récit est sciemment lent puisque l’auteur part en exploration, il prospecte l’âme humaine, la sonde.
Il est évidemment question de la mort, du deuil, mais surtout de l’amour qui lui subsiste ou pas… de l’absence de la personne aimée, de la notion de temps, de l’amité, de la trahison, de la passion, de la reconstruction, de l’oubli, de la mémoire, de la manipulation, du doute, autant de sujets abordés qui assaillent le lecteur de toute part avec une justesse dans les mots et dans le ton.
Judicieusement, Javier Marias propose des points de vue très personnels sur le roman de Balzac Le Colonel Chabert, sur Les Trois mousquetaires de Dumas et sur MacBeth de Shakespeare, illustrant différents aspects de la mort, du crime, du remords, de l’absurdité et de l’égarement de l’esprit.
Un roman épatant où les idées foisonnent, l’ironie plane, la poésie s’invite, le style percute, les sentiments se confondent et les zones d’ombre planent. Une histoire captivante qui nous entraîne dans un enchevêtrement de questionnements sur l’amour et la mort.
NADAEL
Les mots de la fin, 18 octobre 2013